Face au vide de la pensée politique, les philosophes entrent en scène

Source : Rue 89

Et si la vérité sortait de la bouche des octo et nonagénaires ? Coup sur coup, voici deux de nos plus vieux philosophes qui nous donnent leur diagnostic sur l’état de notre société et qui, chacun à leur manière, montrent un cap, pas exactement celui que nous suivons aujourd’hui.

Il y a bientôt deux ans, déjà, nous titrions un numéro de notre (défunt) mensuel « Ils nous réveillent, 258 ans de réflexion, toujours révoltés », avec en couverture Edgar Morin, Stéphane Hessel, et Susan George.

Edgar Morin, 91 ans, est de retour, non pas dans les vœux présidentiels comme lorsque Nicolas Sarkozy lui avait « emprunté » en 2008 son concept de « politique de civilisation » pour donner l’impression d’inventer quelque chose, mais dans un long texte publié par Le Monde, et intitulé de manière provocatrice : « En 2013, il faudra plus encore se méfier de la docte ignorance des experts. »

Deux jours plus tôt, c’était le philosophe Michel Serres, 82 ans, qui, dans une longue interview au Journal du dimanche, diagnostiquait fort justement la situation actuelle : « Ce n’est pas une crise, c’est un changement de monde. »

Incapables de faire un « diagnostic juste »

L’un comme l’autre, chacun avec sa perspective, ils nous alertent sur notre incapacité à nous doter des clés pour comprendre ce « changement de monde ».

Edgar Morin, qui avait participé pendant la campagne électorale à un exercice un peu complaisant avec François Hollande, justement dans Le Monde – le futur président qui dialogue avec le philosophe… –, lance une pique indirecte à l’homme qui, entretemps, est effectivement devenu Président et ne parvient pas (encore ?) à incarner les changements du monde.

Le philosophe souligne notre incapacité à faire un « diagnostic juste » de ce qui se passe aujourd’hui :

« Tout notre passé, même récent, fourmille d’erreurs et d’illusions, l’illusion d’un progrès indéfini de la société industrielle, l’illusion de l’impossibilité de nouvelles crises économiques, l’illusion soviétique et maoïste, et aujourd’hui règne encore l’illusion d’une sortie de la crise par l’économie néolibérale, qui pourtant a produit cette crise.

Règne aussi l’illusion que la seule alternative se trouve entre deux erreurs, l’erreur que la rigueur est remède à la crise, l’erreur que la croissance est remède à la rigueur. »

Il enfonce encore plus précisément le clou :

« Cette docte ignorance est incapable de percevoir le vide effrayant de la pensée politique, et cela non seulement dans tous nos partis en France, mais en Europe et dans le monde. »

« Les illusions de la vieille gauche… »

C’est la gauche qui est visée :

« La gauche est incapable d’extraire de ses sources libertaires, socialistes, communistes une pensée qui réponde aux conditions actuelles de l’évolution et de la mondialisation. […]

Notre Président de gauche d’une France de droite ne peut ni retomber dans les illusions de la vieille gauche, ni perdre toute substance en se recentrant vers la droite. Il est condamné à un “en avant”. Mais cela nécessite une profonde réforme de la vision des choses, c’est-à-dire de la structure de pensée. Cela suppose, à partir d’un diagnostic pertinent, d’indiquer une ligne, une voie, un dessein qui rassemble, harmonise et symphonise entre elles les grandes réformes qui ouvriraient la voie nouvelle. »

Edgar Morin prône une « réforme de la connaissance et de la pensée par l’éducation publique », qui passe notamment par « la formation de professeurs d’un type nouveau, aptes à traiter les problèmes fondamentaux et globaux ignorés de notre enseignement : les problèmes de la connaissance, l’identité et la condition humaine, l’ère planétaire, la compréhension humaine, l’affrontement des incertitudes, l’éthique ».

L’objectif :

« Ainsi, nous pouvons voir qu’un des impératifs politiques est de tout fairepour développer conjointement ce qui apparaît comme antagoniste aux esprits binaires : l’autonomie individuelle et l’insertion communautaire. »

« Petite Poucette »

Michel Serres, pour sa part, se place dans une autre perspective, celle qu’ouvre la révolution technologique couplée aux formidables bouleversements sociologiques de notre temps.

Du haut de ses 82 ans, le philosophe et historien fait remarquer que, de son vivant, la population du monde est passée de deux à sept milliards, et que la part des agriculteurs en France est tombée de 50% à 1% !

« Dans la même période, l’espérance de vie a triplé. C’est tout cela que l’on ne voit pas. »

Mais notre penseur octogénaire est surtout fasciné par la montée de la génération numérique, celle des trentenaires, qu’il a baptisé « Petite Poucette » (titre d’une conférence puis de son dernier livre, éd. Le Pommier, 2012), celle qui vit « dans » l’ordinateur et pas « avec » comme la sienne.

Et il retrouve Edgar Morin dans la première de ses priorités de ce qui doit être repensé dans notre monde pour s’adapter à la montée en puissance de cette génération et de sa culture, l’éducation :

« Une nouvelle université. Il faut aussi construire une nouvelle chambre des députés, une nouvelle représentation politique, un nouveau droit. Le droit tel qu’il est – il n’y a qu’à voir l’échec d’Hadopi – ne correspond plus à la réalité… Le plus grand effort qu’il faudra faire, demain matin, c’est même assez urgent, est de repenser l’ensemble de ces institutions. »

Il se met à rêver d’une démocratie directe aidée par les moyens numériques généralisés, faisant du monde une grande Suisse où les citoyens ont la parole.

L’historien entre en scène :

« Reprenons l’histoire. En Grèce, avec l’écriture, arrivent la géométrie, la démocratie et les religions du Livre, monothéistes. Avec l’imprimerie arrivent l’humanisme, les banques, le protestantisme, Galilée, la physique mathématique… Il suffit de voir tout ce qui a changé lors du passage à l’écriture et à l’imprimerie. Ce sont des changements colossaux à chaque fois.

On vit une période historique. Petite Poucette n’est pas générationnelle. Ce n’est pas l’héroïne de la rentrée, elle est historique. D’ailleurs, une part de la “crise” d’aujourd’hui vient aussi de cela, de la coexistence actuelle de deux types d’humains… Petite Poucette et ceux de l’ancien monde. Son temps à elle arrive. »

Pas de prêt-à-penser

Ni Edgar Morin, ni Michel Serres, n’arrivent avec un prêt-à-penser à usage des nouvelles générations. Morin se place visiblement dans une perspective de reconstruction longue. Et Serres dit au JDD que si « une nouvelle politique se mettra en place », il ne s’estime « pas assez bon pour le dire, mais [la voit] arriver ».

Mais ils viennent à point nommé nous alerter sur le fait que nous ne pouvons pas seulement analyser la crise actuelle avec nos grilles de lecture traditionnelles ; il faut en inventer d’autres pour éviter de rater le coche des profonds bouleversements de notre temps, en France et dans le monde.

Ça n’est pas nécessairement rassurant – l’inquiétude, mal français… –, mais ce questionnement est salutaire face au discours politique qui tourne de plus en plus à vide et dont les citoyens se détournent sans savoir par quoi le remplacer.

P.S. : Sur Twitter, François Damerval me signale que j’oublie un centenaire, l’économiste Américain Ronald Coase, Prix Nobel qui s’est exprimé le 29 décembre pour appeler les Américains à se méfier … des économistes.

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