Les créatifs culturels : Émergence d’une nouvelle culture
Par Patrice van Eersel
Une étude américaine sur les “acteurs de changement de société”, menée auprès de plus de cent mille personnes pendant une quinzaine d’années par une équipe dirigée par le sociologue Paul H. Ray (université du Michigan) et la psychologue Sherry Ruth Anderson (université de Toronto), affirme dans un ouvrage renversant – L’émergence des Créatifs Culturels – qu’en opposition abrupte avec la politique menée à Washington, un quart environ des citoyens américains vivrait d’ores et déjà dans un système de valeurs et de comportements complètement nouveau, ouvert à l’écologie, à la solidarité, aux valeurs féminines et à l’éveil intérieur. Catégoriquement niés par les politiques et par l’ensemble des médias (aux USA comme en Europe), ces “créateurs de nouvelles cultures” constitueraient le départ d’une civilisation post-moderne aussi importante que le fut le modernisme il y a cinq cent ans.
La première énormité qui frappe est le “non-événement” que fut la parution de ce livre, début 2001, en France. Transposée dans un domaine familier aux médias, une telle enquête aurait fait un tabac : 24 % des citoyens américains (parmi les plus créatifs) ne fonctionneraient plus désormais selon le modèle occidental “moderniste” (individualisme, capitalisme et divertissement), mais d’une façon radicalement autre. C’est une information considérable, qui mériterait qu’on la vérifie, qu’on la critique… Il n’en a rien été. Silence radio. Cela correspond à l’une des informations de fond que l’enquête rapporte : imbibés de la conviction que le modernisme est la seule manière normale d’être au monde, médias et politiques n’ont rien capté du phénomène.
Ne vous est-il jamais arrivé – quand il est question des valeurs fondamentales auxquelles votre cheminement vous a finalement conduit – de vous sentir nié par le monde alentour ? C’est ce qui se produit, disent Ray et Anderson, quand on passe à un type de culture résolument nouveau : l’ancien système, non seulement ne comprend pas, mais ne voit carrément rien.
Cela dit, les intéressés eux-mêmes ne connaissent pas leur force non plus. Interrogés sur le nombre de gens qui, à leur avis, partagent leurs valeurs et leurs comportements, les “Créatifs Culturels” (CC, expression la moins imparfaitement traduite de Cultural Creatives) se sous-estiment dramatiquement : ils se croient, en moyenne, 5 % de la population alors qu’ils seraient cinq fois plus nombreux, selon notamment l’institut de sondage American Lives (entre 1986 et 1999).
Qui sont les “Créatifs Culturels” ?
Les CC sont des gens qui mettent en application quatre types de valeurs :
implication personnelle dans la société par des engagements solidaires, locaux et globaux, immédiats et à long terme ;
vision féminine des relations et des choses ;
intégration de l’écologie, de l’alimentation bio, des méthodes naturelles de santé ;
importance du développement personnel, de l’introspection, des nouvelles spiritualités.
Psychologiquement, les CC ont un point commun important : ils ne supportent plus d’être divisés, coupés, en contradiction avec eux-mêmes – ce qui caractérise d’ailleurs tout début de nouveau mouvement de société. Leurs mots clés sont : cohérence, congruence, interaction, synergie. Que l’on puisse prôner le respect des équilibres écologiques et ne pas en tenir compte dans sa propre vie quotidienne leur est devenu insupportable. Sincèrement croire que seuls des comportements plus solidaires pourraient sortir l’humanité de la catastrophe… et ne pas s’engager soi-même dans ce sens les horripile. Quant à prêcher l’éveil d’une vie intérieure et baratiner sur la spiritualité tout en continuant à se comporter, au travail, dans la cité, chez soi, comme les générations précédentes leur paraît grotesque. Dire ce que l’on fait, faire ce que l’on dit, c’est leur devise, et l’enquête de Ray et Anderson montre, dans son suivi à long terme, qu’il ne s’agit pas là de vains mots.
Analyse démographique…
Les CC se répartiraient en deux populations d’environ 23 millions d’adultes chacune :
Un noyau central dit “avancé”, préoccupé à la fois de justice sociale, d’engagement écologique et de développement “psycho-spirituel” : pour ceux-là, le sacré inclut d’emblée l’épanouissement individuel et la solidarité sociale et politique (à 91 %, ils estiment très importants d’aider les autres) ;
Une périphérie dite “écologiste”, qui aurait tendance à ne faire que lentement, avec beaucoup de prudence, le lien entre l’engagement social et la vie intérieure, ou entre l’écologie et la spiritualité (ce second groupe est de 15 % plus masculin que le premier).
Sociologiquement, on les trouve dans toutes les couches et tous les âges de la population, même s’ils sont incontestablement : un peu plus cultivés que la moyenne des Américains, légèrement plus riches et plus urbains. Seule corrélation vraiment forte : 60 % sont des femmes (67 % pour le noyau “avancé”). Par ailleurs, chaque année la part des 18-24 ans augmente. Pour les animateurs de l’enquête, aucun doute : il s’agit là d’un nouveau courant fondamental de la société occidentale.
L’un des premiers mérites du travail de Ray est de se replacer dans un contexte sociologique et psychologique, avec une analyse des deux courants jusqu’ici majeurs dans la société américaine, les “Modernistes” et les “Traditionalistes” :
Les Modernistes dominent actuellement le monde. Estimés à 48 % de la population américaine (environ 93 millions d’adultes – chiffres de 1999). Ils participent de la poussée lente et formidablement puissante qui, en cinq cents ans, a créé le monde où nous vivons.
Eux qui furent considérés, vers 1750, du temps d’Adam Smith, comme des “excentriques inoffensifs” sont devenus totalement dominants et désormais dangereux. Leurs valeurs : gagner et posséder beaucoup d’argent ; gravir les échelons de la réussite professionnelle ; être le plus libre possible ; avoir beaucoup de choix (au travail et comme consommateur) ; être toujours au fait des nouveautés ; participer au progrès économique et technologique de la nation ; se divertir, notamment grâce aux médias, chacun à sa guise ; soigner son corps comme une belle machine ; faire confiance soit à la loi du marché soit à l’État-providence. Quelques-unes de leurs idées types : Le temps c’est de l’argent ; Analyser les choses en les décomposant en différentes parties est le meilleur moyen de résoudre un problème ; ou encore, Il est raisonnable de diviser sa vie en sphères distinctes et séparées : le travail, la famille, les amis, l’amour, l’éducation, la politique, la religion. Leurs rejets : à peu près toutes les valeurs et préoccupations des indigènes, des ruraux, des Traditionnalistes, des New Age, des mystiques et des religieux.
De leur côté, les Traditionalistes (24 % de la population, 46 millions d’adultes) sont en réalité tous des néo-traditionalistes, des réactionnaires au sens étymologique du mot, apparus de diverses réactions contre le modernisme, à partir du XIXe siècle (aux États-Unis après la guerre de Sécession surtout). Se référant sans cesse à un ancien temps idéal et essentiellement imaginaire, leurs valeurs s’expriment dans des idées comme : Les patriarches devraient à nouveau dominer la vie familiale ; les hommes et les femmes doivent s’en tenir à leurs rôles traditionnels. Ou encore, La protection des libertés individuelles et civiques est moins importante que la lutte contre les comportements immoraux.
Bien sûr, ces schémas sont grossiers. Les modernistes en particulier, ne forment pas un groupe compact. L’étude de Ray et Anderson les divise en quatre sous-groupes : les Modernistes conservateurs Pragmatiques (8 % de la population, soit 15 millions d’adultes), qui dirigent une bonne part du business mondial, incarnent totalement l’American Way et en profitent le plus ; les Modernistes conventionnels (12 %, 23 millions), plus intellos que les premiers, moins riches, plus cyniques, très individualistes ; les Laborieux (13 %, 25 millions), souvent d’origine étrangère, qui veulent absolument croire au rêve américain, branchés à fond sur la promotion sociale ; enfin les Modernistes aliénés (15 %, 29 millions), nettement plus modestes, employés ou ouvriers, menacés par toute crise, souvent amers ou en colère. Dans l’ensemble, ils travaillent de plus en plus, au bord de l’asphyxie : pour les même salaires, huit semaines de travail en plus par an entre 1969 et 1999 !
Quant aux Traditionalistes, ils ne sont pas forcément aussi épouvantables que le laissent supposer leurs slogans vengeurs – leur sens de la solidarité est souvent plus fort que celui des Modernistes (les ouvriers catholiques conservateurs peuvent s’avérer bien plus généreux que les bourgeois libéraux).
Les Créatifs Culturels, eux, refusent de choisir pour l’un ou l’autre de ces deux camps. S’ils se sentent les enfants des modernistes – et pas des traditionalistes réactionnaires – , ils savent que l’évolution ne s’est jamais effectuée en faisant table rase du passé, mais en intégrant l’intelligence combinée des stades précédents. L’idée de “métissage culturel” à travers l’espace et le temps – nous reliant aux autres sociétés, notamment aux cultures primordiales vivant encore en symbiose avec la nature – leur est chère, alors qu’elle révulse les réacs et fait sourire les modernes.
D’où sortent-ils ?
La genèse des Créatifs Culturels n’a rien de mystérieux. Leur émergence semble cependant avoir traversé une sorte de tunnel d’une vingtaine d’années – de la fin des années 70 à la fin des années 90 – au cours desquelles, notamment du fait de la chute de l’empire soviétique, le modernisme s’est cru autorisé à caracoler, comme s’il n’existait désormais plus que lui, face à quelques poches traditionnalistes en voie d’extinction. C’était oublier que les humains ne sont pas forcément amnésiques et qu’un ensemble de mouvements apparus dans les années 60 avaient laissé des germes puissants dans la conscience collective. L’émergence des Créatifs Culturels montre en effet de façon claire une convergence irrésistible entre les “descendants” des mouvements :
– pour les droits civiques,
– féministes,
– de soutien aux peuples colonisés,
– pacifistes,
– écologistes,
– pour l’éveil de la conscience,
– de psychothérapie humaniste.
Il est impossible de donner ici ne serait-ce qu’un résumé des innombrables informations apportées par Paul Ray et Sherry Ruth Anderson dans leur étude. Particulièrement surprenante (du moins pour nous, Européens, qui ne pouvons nous empêcher de caricaturer les Américains, surtout après l’arrogante décision de leurs gouvernants de ne pas signer les traités anti-pollution), est la lucidité des CC vis-à-vis :
des médias (généralement reconnus comme tellement imbibés d’idéologie moderniste qu’ils ne se rendent même plus compte qu’ils intoxiquent autant qu’ils informent) ;
des leurres de la pub et de la société de consommation, qui ont fini par tout chosifier en spectacle ; des manipulations des grands groupes économiques, qui sabotent les alternatives économiques “douces” (on lira le cas exemplaire de l’hypercar, voiture écologique à hydrogène) ou qui, plus pervers, sponsorisent des actions écologique ou d’éveil de conscience psycho-somatique, alors qu’ils sont par ailleurs, sous des biais plus importants, d’énormes pollueurs, assassins de biodiversité et pourvoyeurs en cancers de toutes sortes (des cas précis sont cités, cibles par exemple du mouvement des femmes ayant souffert d’un cancer du sein).
Le ressort spirituel des Créatifs Culturels
Essentielle à ceux que l’enquête présente comme les plus dynamiques du mouvement, l’approche spirituelle est certainement la plus difficile à intégrer dans la grille moderniste des médias et des politiques. Pourtant, s’il a fallu vingt ans pour que les mouvements “contre la guerre” deviennent des mouvements “pour la paix”, ou les mouvements “anti-mecs” des mouvements “pour de nouvelles relations hommes/femmes”, c’est que le catalyseur de ces métamorphoses est très souvent venu de la spiritualité et de la psychologie humaniste, dont l’intégration ne peut se faire que lentement.
« En effet, écrivent Ray et Anderson, il faut beaucoup de temps pour bien saisir la substance de l’enseignement des mouvements d’éveil de la conscience.
On peut se mettre à de nouvelles idées, s’initier à de nouvelles techniques ou se trouver un nouveau hobby en quelques semaines, mais il faut des années, voire des décennies pour se changer soi-même […]. Quand on met côte à côte la popularité croissante d’un mouvement et la lenteur de son cycle d’apprentissage, il est facile de s’arrêter uniquement aux excès de la vulgarisation, de la spiritualité “syncrétique” et de la psychologie de comptoir dont certains médias adorent se gausser. Mais confondre ainsi la surface du mouvement et sa substance profonde est une erreur. Si l’on veut vraiment comprendre ce qui se passe, il est nécessaire de bien faire la différence entre la masse croissante de ceux qui sont à la recherche de nouvelles sensations, d’un parfum nouveau pour leur vie d’une part, et d’autre part les adeptes de longue date, qui ont appris petit à petit à vivre une vie “authentique”, à profondément transformer leur existence en fonction de ce qu’ils ont appris. Les deux ensembles ont grandi durant ces quarante dernières années, mais ce sont surtout les débutants qui sont les plus visibles, avec leur population en perpétuelle croissance. »
Et maintenant ?
La grande faiblesse des CC, aux yeux de Paul Ray et Sherry Ruth Anderson : leur manque de conscience d’eux-mêmes en tant que groupe. Vu qu’il s’agit des personnes les plus dynamiques et les plus innovantes du pays… c’est qu’il y a un léger problème ! D’où le désir irrésistible des deux auteurs (qui quittent alors délibérément leur statut d’observateurs pour devenir acteurs) d’inviter les CC à pérenniser leurs efforts en passant au stade institutionnel – avec une chance de convaincre, du coup, de larges rangs modernistes, voire traditionnalistes. Seulement voilà : institutionnaliser des créateurs, n’est-ce pas contradictoire ? Conscients du hiatus, Ray et Anderson imaginent néanmoins toutes sortes de concrétisations possibles de l’univers CC : des écoles, des universités, des centres ouverts aux gamins des rues, des réseaux connectés à la planète entière… leur livre fourmille de suggestions.
A lire :
L’émergence des Créatifs Culturels, de Paul H. Ray et Sherry Ruth Anderson, éd. Souflle d’Or
Les créatifs culturels en France, de l’Association pour la Biodiversité Culturelle, éd. Yves Michel